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La Sibérie et le Japon

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©Marie Négré-Desurmont

Après quatre longues journées dans mon camion-hôtel, nous arrivons à Vladivostok ; Vitali m'invite chez lui mais je refuse car il a un mariage à préparer et qu'il a déjà fait beaucoup pour moi.
Je m'installe donc dans la première auberge venue puisque je vais passer le plus clair de mon temps sur le port à trouver un bateau. Il m'a fallu une journée entière pour trouver le port... Inaccessible car militarisé. J'ai beau démarcher l'Alliance française, les consulats français et américains ou les agences de voyage, je n'ai pas l'ombre d'un espoir d'y accéder. D'autre part, il semblerait que les relations russo-américaines ne facilitent pas l'accès aux bateaux effectuant ce trajet. Et pour ce qui est des voiliers et autres embarcations de plaisance, je n'ai aucune chance d'en trouver ici : Vladivostok n'est pas vraiment une destination pittoresque.... Je dois me rendre à l'évidence, je ne passerai pas par l’Alaska. Je n'ai plus qu'à me rabattre sur le Japon où il semble que le trafic maritime est plus dense et surtout plus accessible. Je n'ai pas tout perdu car, dans mes recherches, une compagnie de cargo m'apprend qu’il me faut un visa Loisirs pour arriver aux États-Unis car la plupart des navires ne sont pas sous le programme de l’ESTA (le visa de tourisme). Je lancerai les démarches du visa une fois à Tokyo.

Le surlendemain, un ferry fait la traversée de la Mer du Japon. Je réserve vite le dernier billet, très prisé en août par les voyageurs asiatiques. Puis je consume mes derniers jours de visite et d’errance dans cette étrange ville de Vladivostok, plaque tournante du tourisme coréen, japonais et chinois. Je n’aurais jamais choisi de voir Vladivostok sans cette aventure, et c'est précisément ce qui rend ses trésors et ses passages secrets encore plus appréciables.

Mercredi après-midi, j'embarque dans le ferry direction Donghae en Corée du Sud. De là-bas, j’irai à Sakaiminato au Japon. Une journée et demie de traversée dans une ambiance folklorique. Le bateau est un mélange kitsch entre un vieux restaurant chinois du 13ème arrondissement de Paris et une reproduction carton-pâte du Titanic. Le soir, après notre arrêt en Corée du Sud, nous sommes invités à venir danser au rythme des chants techno-traditionnels russes.

Plus ou moins remis de nos émotions de la veille, nous débarquons en fin d'après-midi à Sakaiminato. D’ici, je dois traverser le Japon en train sur 750 km jusqu'à Tokyo ; mais ma curiosité me pousse à m'arrêter à Kyoto. Je me dégote un couchsurfer relativement local puisque Xavier est un expatrié français qui vit ici depuis quelques années. Je me dis que c’est une bonne façon d’en apprendre un peu plus sur la vie locale car il la connaît et, surtout, je peux le comprendre (les Japonais parlent assez peu anglais). Installés dans un buvette nippone typique, nous discutons des katakana, symboles graphiques japonais, et autres mœurs locaux autour d’une bière Asahi. Kanpai !

À bicyclette !

Le lendemain matin, réveillée par une chaleur étouffante, je quitte Xavier et décide de partir quelques jours à vélo, à l’aventure. Je choisis le lac Biwa : 200 kilomètres de circonférence, le plus grand du Japon. Il me faut 5 heures infernales pour arriver aux abords du lac, dont 4h30 à grimper les routes sinueuses d’une montagne sous une chaleur tropicale suffocante, mais en arrivant, je me jette dans l’eau (chaude) et je savoure comme jamais ce moment. Pur bonheur.

Le soir venu, j’avais prévu de planter ma tente sur la plage mais la force du vent me contraint à trouver un hébergement. Je parcours le petit village de pêcheur le plus proche pour trouver un hôtel de “salary-man” (travailleurs en Japonais) le long de la route. Je culpabilise presque du confort de ma chambre mais après la journée passée et ce qui m'attend encore, je ne boude pas mon plaisir d’avoir une baignoire, la clim et un grand lit. J’ai même un kimono pour dormir.

Les deux jours qui suivent me mènent d’une bourgade à une autre, où s'enchaînent les petites maisons marchandes de la vieille époque. J’ai parfois le plaisir d’admirer un vieux château, comme celui d’Hikone, et de jolis jardins le long des plages. 

Au matin du troisième jour, j’arrive à Kyoto et profite de ma monture à pédale pour atteindre le centre-ville. En point d’orgue, je traverse la réputée forêt de bambous  qui honore sa réputation par sa beauté.

Il est temps de rendre mon vélo. Dès le lendemain je repars, sac au dos, pour Tokyo. J'ai la chance de prendre le Shinkansen, train ultra rapide pointant à 320km/h : j’ai l'impression de regarder un film en accéléré par la fenêtre.

Arrivée dans la capitale, je suis éblouie par la ferveur de la ville. Sûrement trop habituée à un mode de vie simple, ici tout me semble fastueux, soigné, épatant.

L'euphorie passe mais l'émerveillement reste. Avant de me lancer dans les tracasseries administratives de mon visa US, je déambule dans les toutes petites rues propres de la ville, je me restaure dans quelques ramen-ya et sushi-bars et je me repose dans les jardins impériaux ou sur les quais de la rivière Sumida. Par hasard, j'assiste même avec régal au festival de la célébration de l'amitié pakistano-japonaise dans le parc d'Ueno, ou les japonaises en jupes courtes chantent - ou plutôt crient - au rythme des tambours pakis. C’est après ça que je profite de la compagnie éphémère de mes camarades de chambre pour sortir explorer la vie nocturne tokyoïte.

Quelques sakés plus tard, je rentre, car le lendemain, j'ai rendez-vous à 9h à l'ambassade américaine. Vers midi, j'allais repartir avec mon précieux visa, jusqu'à ce que j’évoque ce récit que j'écris. Grossière erreur : je dois désormais demander un visa média. Rebelote, je consacre la journée à tout refaire puis j'envoie le tout en express par la poste, en croisant les doigts.  

Le jour suivant, une colo de Marseille débarque et trente jeunes de 17 ans donnent des airs de Provence à mon auberge nippone. Je leur raconte mes récits d’aventure. Eux m'invitent à leur soirée karaoké. Vous savez ce que ça fait de chanter sur du Céline Dion et du Jul au milieu de Tokyo après deux mois passés sans voir de français ? Moi oui. Et j'ai adoré.

En attendant la réponse pour mon visa, je piste la géolocalisation du cargo que je vais essayer de prendre, le NYK Delphinus, via mon application Marine Traffic. Il rallie Tokyo à Los Angeles le 25 août. Toutes les compagnies maritimes de cargo que j'ai contactées ces derniers jours m’ont répondu qu’elles étaient fermées aux passagers sur ce trajet. Il me faut donc convaincre le capitaine de me prendre à bord, en échange de travail peut-être ?

Pour éviter de me perdre le jour du départ, car je n'ai aucune information sur les procédures d'embarquement, je pars repérer les deux potentiels ports d'où part mon cargo, Yokohama et Yumenoshima. Difficilement accessibles aux piétons, je dois traverser des zones industrielles et enjamber des barrières avant d'atteindre un quai. Au moment où je commençais à me décourager, je rencontre la responsable du port - une petite vieille japonaise surexcitée - qui comprend tout de suite ma démarche de cargo-stop (ce qui est très rare). Elle me renseigne sur un itinéraire d'accès plus simple. En partant, elle me tape dans la main et me lance : “You’re a great challenger !”. Ma jauge de motivation remonte. J’y aurai passé des heures mais au moins je sais où aller le jour J.

Nous sommes le 18 août, plus qu'une semaine avant le départ. Pendant le traitement de ma demande à l'ambassade américaine, je décide de me lancer un challenge physique. Évidemment mon choix se porte sur le Mont Fuji, culminant à 3 776 mètres. Après avoir escaladé son jumeau, le Mont Taranaki en Nouvelle-Zélande, ce choix s'imposait.
C’est par le Gotemba Trail, la moins fréquentée, mais la plus difficile des traces, que je passerai ; il faut prévoir au moins dix heures pour l'ascension, et environ quatre pour la descente. Je choisis de partir l'après-midi pour arriver au sommet avant le lever du soleil, l'admirer, et redescendre tranquillement dans la matinée pour attraper le premier bus de 9 heures. Ce challenge se révèle être à la fois la meilleure et la pire expérience de ma vie.
Le matin, je me prépare soigneusement, m'habille chaudement, prends ma lampe frontale, et m'achète des petits encas, de l’eau, et de quoi faire un bon sandwich. J’entame le trajet par trois heures de trains et bus jusqu'à la cinquième station (où commence l'ascension), située à 2300m d’altitude.
Je débute pleine d'entrain par une petite marche dans les cendres. Exercice trompeur car le terrain devient vite abrupt, meuble et technique, nécessitant 6 heures d’efforts. Je me retourne souvent pour regarder la vallée et suivre le mouvement des nuages qui jouent à chat avec moi. La nuit tombe alors, le soleil couchant et la mer m’offrant un spectre de lumière qui à lui seul justifie mon ascension. Mentalement je suis encore au top, mais physiquement, ça tire et je dois souvent m’arrêter pour m'étirer les jambes.

Il est 20 heures, j'arrive à la 6ème station - qui est en fait un simple panneau - à 3000m d'altitude. Je suis épuisée, autant sur le plan mental que physique, et j'ai une douleur permanente au genou. La lumière du premier et seul refuge du trail semble être encore affreusement loin. 
Je repars et décide cette fois de m'accorder de vraies pauses et de ne plus regarder cette lumière. À 23 heures, ma douleur devient difficile à gérer mentalement : j’accompagne ma jambe de mes mains pour la poser sur le rocher suivant et la soulager un peu. Vers 23h30, j'atteins la 7ème station avec un soulagement indescriptible. 


L'accès au refuge n’étant autorisé qu’à ceux qui y ont réservé un lit, je rentre discrètement et m'affale sur le sol. Je commence à me refroidir alors je sors mon sandwich et ma barre de céréales. Après une demi-heure de pseudo sieste au milieu des ronfleurs grimpeurs, j'essaye de me motiver à repartir. Je suis glacée et le vent qui souffle à l'extérieur me rebute un peu. Mais il n'y a qu’en marchant que je me réchaufferai donc j'enfile mon bonnet et mes gants, je ferme mon manteau, je mets ma capuche et attaque la partie la plus difficile du trail, celle qui mène au sommet. À partir de là, je dois grimper les roches volcaniques. Le halo de ma lumière, s’affaiblit, comme moi. Il n'est donc pas question de se déconcentrer. Paradoxalement, je vis mieux ce passage de l’ascension. Peut-être parce que  je n'ai plus de repères pour me décourager. J'avance sans savoir pour combien de temps encore, donc je peux me sentir libre d'imaginer que j'arriverai d'une minute à l'autre.

Ce qui finit par arriver ; il pleut depuis une heure et je suis dans un brouillard total mais je vois le Torii qui m'indique le sommet. Je suis euphorique. Trempée mais euphorique. Il est 3h15 du matin. 

 

 

 

Je fais le tour du sommet pour savourer ma réussite mais le froid me calme rapidement, d'autant que l'eau a traversé mon pantalon et me glace les sangs. Il n’y a pas un bout de toit pour se réfugier, la pluie ruisselle sur moi et la température est bien en-dessous de zéro. Vivement le lever du soleil à 5h30.


Transie de froid et plutôt mal en point, je demande de l'aide à un homme qui semble gérer les arrivées au sommet. Deux jeunes Japonais m'aident et me font la traduction, puis l'homme revient avec des grandes bâches en plastique pour nous protéger de la pluie, il nous fait nous asseoir sur un tapis de sol, m'apporte un chauffage au gaz pour me sécher et nous sert à tous un café. Nous passons les deux heures suivantes à trembler et à se parler à travers nos bâches ; je n'aurai jamais vu le visage des deux Japonais. Cette situation est complètement lunaire mais c’est le meilleur moment de mon ascension, car il est plein d'humanité et d’humour. 

Le jour se lève, je salue mes compagnons d'infortunes, et je repars à grande enjambées pour me réchauffer. Je découvre tout ce que je n'ai pas pu voir à l'aller dans le noir, et plus j'avance dans la descente, plus je suis épatée de voir tout ce que j'ai parcouru dans mon état. Je traverse les roches volcaniques d’un rouge vif avant que les nuages qui descendent doucement ne m’offrent un paysage spectaculaire. C'est aussi beau que vu d’un avion mais à cela s’ajoute le bonheur d'être montée jusque-là à la seule force de mes jambes. 


J’avale un morceau face à ce spectacle irradiant puis me dirige à tout va vers la rocaille et les cendres noires. Je cours à grandes enjambées dans les cendres encore deux bonnes heures et arrive enfin au pied de la 5ème station : il est 8h45. 
Le soulagement que je ressens est indescriptible, j'ai envie d'hurler au monde que je l'ai fait. Je pensais connaître mes limites : plusieurs fois durant l'ascension je m'en suis sentie incapable, prête à abandonner. Mais, comme dans un jeu, j'ai débloqué un nouveau niveau. 
Sur le chemin du retour, je m’endors plusieurs fois dans le bus et rate quelques arrêts. Puis j'arrive à l'auberge, où je me prépare à dormir une douzaine d’heures bien méritées.

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