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La traversée du Canada

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©Marie Négré-Desurmont

Comme il est difficile de sortir d’une grande ville en faisant du stop, je choisis de réserver sur la ligne mythique des bus Greyhound. L’idéal pour gagner du temps et de l’argent étant de voyager de nuit, me voilà partie sur la Transcanadienne à dix heures du soir, prête pour une dizaine d’heures de route jusqu’à Banff.

C’est cette nuit que je rencontre June, 81 ans ; une ancienne fille de la ferme qui a grandi avec 11 frères et sœurs dans la région de Saskatchewan.

Elle me parle de ses parents venus de Scandinavie, de patins à glace au clair de lune, des indiens de la réserve près de laquelle ils vivaient, d’une cabane près d’un lac et des ours qu’elle rencontrait à vélo, elle me parle d’amour et des anges qui me protègeront sur les derniers kilomètres de mon voyage. June est une de ces rencontres qui justifie la fatigue et l’inconfort de mon voyage.

Au petit matin, nous arrivons dans le Parc National de Banff, et des montagnes immenses se profilent par les grandes fenêtres du bus ; les Rocheuses Canadiennes déjà blanchies des premières neiges. Je sors du bus et, pétrifiée par le froid, je me dépêche d’enfiler quelques couches supplémentaires.

Puis je pars à la découverte des lacs Louise et Moraine, des bijoux turquoises cachés au milieu des forêts, dans le creux des montagnes. Je suis éblouie par ce que je vois et je randonne quelques heures autour de ces immenses étendues d’eau, propices à la méditation et la contemplation…

Le soir même, je repars en stop jusqu’à Calgary où je récupère un peu de mes petites nuits. Je pars explorer cette ville qui me semble être du bout du monde, au milieu des plaines immenses de l’Alberta. Un homme qui m’a prise en stop m’a dit d’ailleurs à propos de ces plaines “La terre ici est si plate que si ton chien s’enfuit de chez toi, tu pourras le voir courir pendant des jours !”

Dans la journée, j’entre dans un musée consacré aux natifs de la région, les Indiens d’Amérique, les Blackfoot, les Cris … je lis qu’il est un festival auquel les non-natifs peuvent assister, le Pow-Wow. Un ensemble de célébrations et de représentations dansantes et chantantes des tribus locales. C’est la seule qui soit ouverte à tous ceux qui n’appartiennent pas à leurs tribus car, traumatisés par les persécutions et oppressions des colons européens au 19ème siècle, ils pratiquent aujourd’hui leurs rites en secret.

Je décide donc de me rendre au dernier Pow-Wow de la saison, il n’est pas du tout sur ma route et de Calgary je dois faire un aller-retour pour Edmonton, une ville au Nord du Canada.

Je pars en stop et me trouve un endroit où dormir au débotté. Je passe la journée émerveillée par les chants bruts et assourdissants des indiens, envoûtée par les battements de tambours sacrés, leurs danses furieuses et interminables et les processions intertribales par centaines.

 

J’ai aussi le plaisir (?) de goûter à du béluga séché, du saumon sucré, de la viande de renne et de caribou… de discuter avec des membres de la tribu Athapascan et même de danser avec des Inuit.

Je repars le lendemain, enchantée par cette parenthèse culturelle intense, et avec une idée plus précise de ce que c’est que d’être un indien d’Amérique aujourd’hui, au 21ème siècle.

Cette fois-ci, c’est un car de retraités qui me prend en stop pour revenir à Calgary, une bande de petites grands-mères adorables, charmées par mes récits de voyage.

Le soir, le hasard des rencontres fait que je me retrouve sur le campus de l’université de Calgary et que je dors dans la chambre d’un étudiant qui m’accueille et me laisse son lit. Le matin j’aurai même la chance d’aller à la cantine et d’assister à un cours d’histoire… drôle de vie que celle de voyageur.

 

Je quitte mon jeune ami étudiant dans l’après-midi pour continuer ma route vers l’Est, vers Winnipeg, toujours en auto-stop. Des villes comme Montmartre ou Saint-Lazare me rappellent que je me rapproche bientôt de la France et de Paris…

Mais avant, une dernière aventure humaine extraordinaire ; Chris Lavoie.

J’ai d’abord cru que son immense camion qui passait devant moi alors que je fais du stop ne s'arrêterait pas, puis je l’entends klaxonner et il ralentit sur le bord de la route, à presque un kilomètre de moi. Je cours à toute allure pour le rattraper et je monte à bord, très vite rassurée par un visage jeune et sympathique.

Chris se présente, me fait remarquer comme son nom “Lavoie” va bien à un chauffeur de camion. Il dit qu’il me déposera volontiers à Winnipeg, mais après quelques heures à papoter il me propose de m’emmener plus loin vers l’Est, jusqu’à Montréal si je le souhaite.

Comme avec Vitali, le camionneur de Sibérie, je pourrai dormir à l’arrière dans un des lits superposés. Je dois réfléchir un peu ; choisir si je partage avec lui les prochaines journées sur des milliers de kilomètres ou si je continue à explorer les paysages canadiens. Je me laisse le temps de la réflexion, nous avons encore quelques heures de route jusqu’à Winnipeg.

Au détour d’une conversation, Chris me dit que c’est son anniversaire le lendemain, comme moi ! Plus ou moins consciemment, je choisis ce génial hasard pour rester avec lui. Et lorsque je repense aux derniers mois de cette aventure, je vois surtout des femmes et des hommes, des rencontres qui sont l’essence de ce voyage. Je ne regrette pas mon choix et je suis curieuse de ce qui nous attend.

 

Le lendemain matin, jour de nos anniversaires, Chris me réveille avec un café, ma pâtisserie préférée, une carte et un cadeau… la journée passe au rythme des musiques pop de la radio, on danse et on chante à tue-tête, on se raconte toutes nos histoires, il parle de ses grands-parents originaires de Bordeaux et de sa vie très américaine.

Comme Vitali, il nomme et me décrit tous les endroits que nous traversons car il connaît cette route par cœur, il la traverse plusieurs fois par an, d’Est en Ouest, avant de revenir et de repartir dans l’autre sens.

Le soir venu, nous nous arrêtons dans un petit restaurant typique des bords de route. Avant que son assiette arrive, je file en cuisine planter des bougies dans sa purée et son foie de veau ; Chris découvre mort de rire son gâteau d’anniversaire, puis il pleure un peu. Il m’explique qu’il est très seul sur ces routes, que sa fiancée l’a quitté, et que mon attention le touche énormément.

 

Sur cette note d’émotion, nous repartons pour ce que je pensais être quelques heures de route mais, Chris, très pensif ce soir-là, continue à rouler jusque tard dans la nuit. Alors que je dors déjà, je sens le camion freiner brusquement et Chris qui hurle. Nous avons tué un loup. J’entends Chris se lamenter, désespéré. Je redescends de mon lit pour lui tenir compagnie, mais voilà que la Police nous demande de nous arrêter pour un banal contrôle. Ils vérifient son tableau de bord ; comme tous les chauffeurs de camion, il doit noter ses heures de départ le matin et ses pauses, et il semble qu’il a largement dépassé le quota aujourd’hui. Chris aura beau tenter de se justifier, il écope d’une grosse amende pour dépassement d’heures de travail. 

Décidément, c’est une nuit difficile pour Chris, pas très gaie pour un anniversaire.

Les jours suivants passent plus simplement, toujours au rythme de musiques sur lesquelles nous hurlons souvent, et de grandes conversations parfois superficielles, parfois profondes, et de longs silences.

Comme Vitali, il communique par radio avec ses acolytes camionneurs, et ils se retrouvent quelquefois dans un café d’autoroute.

Comme avec Vitali nous nous arrêtons dans des douches réservées pour nous, et pour faire nos machines.

Et comme Vitali, il ne peut s'empêcher de m’offrir des repas ou des friandises…  Puis nous voilà finalement à Montréal, où nous nous quitterons définitivement après une dernière soirée, plus festive cette fois ; il ne reprendra pas la route avant quelques jours, donc il peut se permettre de boire un peu.

Mélancoliques, nous nous disons adieu, je lui ai laissé une carte avec un mot, caché dans son camion, puis je pars prendre un bus pour le centre-ville.

 

Montréal sera ma dernière véritable destination, car je déciderai de partir à New-York la nuit qui précède le départ de mon avion. 

Je profite de retrouver une amie installée ici pour me remettre dans la peau d’une Marie un peu plus présentable, la parisienne que j’ai laissé un matin de Juillet. Je me crème, je lave mes affaires, je sors prendre un verre, je raconte mon périple à d’autres francophones … quelle drôle d’impression. Parler français m’est si peu arrivé, pour ne pas dire jamais ! Ici j’en reprends doucement l’habitude avec des québécois, pour une transition toute en douceur !

Et la veille de mon départ pour Paris, je prends donc mon bus de nuit. L’aventure n’est pas complètement terminée ; vers 3 heures du matin, nous tombons en rade au milieu de l’autoroute, tous feux éteints… après deux heures de totale panique voilà que le bus repart ! Ouf ! C’est une chance qu’aucune voiture ne nous soit rentré dedans ! Vers 6 heures, nous passons le contrôle des frontières, puis arrivons à l’aube à New York.

Je n’ai plus beaucoup d'énergie pour visiter cette grande ville, mais je me réjouis d’avoir atteint ma destination, après trois mois de traversée vers l’Ouest.

Je me repose dans un cinéma, et c’est là que je repense à tous ceux qui ont fait mon aventure, à ces trésors de vies banales, ces pans de quotidiens que j’ai entrevus parfois une minute, parfois des jours entiers.

Pendant deux heures, je me ressasse les peines et les déceptions, les mésaventures administratives, et à quel point ces moments difficiles m’ont fait savourer les bons. J’en reviens à peine quand je me figure les premiers jours, ceux où je ne savais rien, où j’imaginais tout, sans avoir la moindre idée de ce qui m'attendait. Je repense aux hasards, aux opportunités qui m’ont détournée de mon itinéraire, à la fatigue que je croyais parfois intolérable mais qui finalement n’est rien, car on se remet si vite d’une mauvaise nuit…

Je regarde ce que j’ai avec moi et qui m’a fait vivre ces derniers mois ; presque rien, quelques affaires, de l’eau. Tout le reste, je l’ai trouvé dans la générosité des gens qui m’ont toujours aidée à avancer. Il n’est pas une personne qui m’a inquiétée, pas une qui m’a volée. Je ne dis pas que c’est toujours le cas, mais on aurait tort de se priver d’une telle expérience de vie par peur, en pensant que ça arrive forcément.

Faire un tel voyage est un cadeau que l’on se fait et que l’on fait à ceux que l’on rencontre ; c’est une leçon de vie qui m’a remis les idées en places et rappelé mes besoins réels, qui m’a fait m'émerveiller d’un rien et qui m’a appris que j’étais plus forte et plus résistante que je ne le pensais.

J’ai aussi vu un monde en constant mouvement, des cultures imprégnées les unes des autres, j’ai suivi un fil qui pourrait relier New-York à Paris, qui passe par le Canada, l’Alaska, le Japon, la Sibérie, la Russie, l’Europe… le fil de milliers d’années d’histoire des migrations et de colonisations, un fil qui m’a menée sur le chemin des hommes.

Fin

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