Le trail primitif de la Resurrection River
Henri et moi empruntons la piste du Resurrection River Primitive trail à 11h30 après avoir inscrit nos noms dans un registre et recueilli les informations concernant l’attitude à avoir en cas de rencontre avec un ours, les recommandations pour le camping sauvage, et autres conseils pour les chasseurs-cueilleurs venus explorer le coin. Nous constatons un peu surpris que tous ceux qui sont venus avant nous, sont repartis du même endroit après quelques heures. Nous parcourons donc les premiers kilomètres sans difficulté, la piste est plus au moins balisée mais ne laisse pas de doute quant à la direction à suivre. Nous traversons une forêt en amont d’une rivière entre deux montagnes, et vers 13h, nous commençons à descendre vers des marécages. Il semblerait que les promeneurs rebroussent chemin à partir de là car la piste se brouille…
Le marécage est dû au débordement de la rivière, il pénètre la forêt de sa terre d’argile blanche et lui donne des airs fantomatiques.
Il nous faut donc trouver notre chemin les pieds dans la boue, dans cette grande forêt envahie par les courants. On essaye de ne pas perdre l’équilibre lorsqu’il faut sauter d’un talus à l’autre avec nos gros sacs, on s’enfonce parfois jusqu’aux genoux, avant de s’agripper à une branche qui nous maintient provisoirement hors de l’eau. La tension monte ; ça nous semble absurde de devoir avancer à tâtons ainsi, sur un terrain dangereux et quasi impraticable. Nous nous arrêtons sur une berge au sec pour vérifier notre position et la direction à suivre avec la boussole et le téléphone satellite. Nous avançons bien vers le Nord ?
15 heures. Nous tentons de remonter vers le flanc de la montagne pour nous extirper de la rivière, mais la végétation, très dense et piquante nous empêche d’avancer, on se prend les pieds dans les racines plusieurs fois avant de décider, dépités, de redescendre vers les marécages. À notre grande surprise, un panneau se profile et nous indique d’une flèche que nous sommes encore sur le trail. Un peu rassurés, et exaltés par les traces d’animaux que nous observons sous nos pas, pris dans la glaise, nous reprenons notre chemin jusqu'à l’orée d’un bois qui nous libère enfin du lit débordant de la rivière. Pour un court instant du moins, car il semblerait maintenant qu’il faille traverser ladite rivière sur un tronc en équilibre, avant d’escalader une butte d’où il faudra sauter pour atteindre la rive d’en face. Mon ami désespère de cette galère tandis que je jubile. Je passe la première sur le tronc, aidée d’un grand bâton qui maintient mon équilibre. Arrivé ?sur le talus, Henri me précède pour récupérer mon matériel photographique que je fais glisser le long du bâton, pour éviter de prendre le risque qu’il tombe dans l’eau avec moi.
16 heures. Nous sommes exténués, et la crique que nous venons de rejoindre nous semble être l’endroit parfait pour nous reposer et manger, à l’abri des ours et au sec. Un sachet de riz et une boite de thon font notre plus grand bonheur.
Reprise du trail vers 17h, car il faut atteindre le refuge avant la tombée de la nuit, et bien que peu de kilomètres nous en séparent, nous redoutons l’état de la piste et gardons une marge de sécurité.
La deuxième partie de la journée nous offre un peu de répit et nous grimpons la montagne dans la forêt sans beaucoup de peine, si ce n’est celle d’escalader avec nos sacs les troncs tombés en travers du chemin. Mais le plus fatiguant est de bavarder sans cesse pour prévenir les ours de notre présence et ainsi ne pas les surprendre, au risque de les rendre agressifs. Il faut parler fort, chanter parfois, et rester sur nos gardes, car nous sommes sur leur territoire. Ça ne fait aucun doute car nous suivons leurs traces depuis le début du trail.
C’est exaltant de traverser ces paysages sans aucune trace de vie humaine, pas même les vestiges d’un feu de camp, pas un déchet. Nous avons l’impression d’être les premiers à découvrir ces endroits.
Il est 19h. Après à peine deux petites heures de marche, nous rencontrons le panneau qui indique le premier refuge : Ô joie. Nous n’avons pas la moindre idée de ce qui nous attend, l’état de la piste ayant été jusque-là relativement primitif … c’est donc ébahis que nous découvrons la “Resurrection river Cabin”, une petite cabane de bois au beau milieu de nulle part, à l’orée du bois et surplombant la vallée, qui nous enchante comme des enfants.
Henri prépare le poêle pendant que je suspends nos affaires détrempées.
Puis on sort les cartes et le matériel d’orientation pour préparer notre journée du lendemain ; il nous faut calculer le temps restant à marcher, en fonction de notre vitesse moyenne d’aujourd’hui et des kilomètres à parcourir jusqu’au prochain refuge et enfin fixerl’heure du réveil en fonction. Puis nous nous concoctons un bon dîner à base de riz au riz, filtrons quelques litres d’eau récupérés à la rivière et nous nous mettons au lit. Il est à peine neuf heures, mais nous sommes épuisés...
Au petit matin, je suis frigorifiée, et je me réveille au son des coups de haches de mon ami qui coupe du bois pour réchauffer la cabane. Pendant ce temps, je prépare le petit déjeuner ; une banane écrasée, de l’eau, et de l’avoine nous font un merveilleux porridge. Nous avons descendu de quelques crans notre échelle de satisfaction depuis le début du trail… et de la même manière, nous enfilons sans rechigner nos vêtements encore humides.
8 heures. Nous voilà repartis, nous frayant un chemin dans une forêt quasi tropicale, sublimée par les premiers rayons du soleil qui transpercent la canopée…
Quelques chemins nous mènent à flanc de montagne, presque en équilibre au-dessus de la vallée, d’autres sont de véritables épreuves mentales car il faut dégager branche par branche pour avancer, et ce sur plusieurs kilomètres, ce qui use sérieusement notre moral.
Mais le plus enrageant des obstacles est une large rivière profonde incontournable qui ne nous laisse pas d’autres choix que de nous plonger jusqu’au torse dans l’eau glaciale, alors que nous avions fait sécher nos affaires toute la nuit … il semblerait qu'il y ait eu un pont autrefois mais il est maintenant complètement immergé, et après avoir traversé quelques mètres dans l’eau, nous nous servons d’un barrage de castor que nous longeons jusqu'à atteindre la rive opposée.
La piste nous emmène ensuite le long de cascades près desquelles nous décidons de nous arrêter ; il est primordial pour nous d'être près d’une source d’eau pour les repas car elle nous permet de cuisiner et de ne transporter que le minimum d’eau ensuite, celle que nous filtrons sur place. Sur des journées de marche de 8 heures dans des conditions aussi ardues, il ne faut transporter que le strict minimum ; un ou deux kilos peuvent faire la différence sur un terrain vaseux, que ce soit pour une question d’équilibre ou de fatigue.
14 heures. Requinqués par une purée en poudre, nous repartons sur des chemins tourbeux avant d’atteindre une clairière envahie par les hautes herbes ; plusieurs traces divergent, et il est impossible de savoir laquelle est celle du trail, nous pourrions aussi bien suivre celle d’un ours, ou d’un orignal… et nous retrouver complètement perdus. Peut-être suivons-nous celle d’un homme qui s’est lui-même trompé, il n’y aucun moyen de le savoir. À ce moment-là, il faut donc suivre son instinct, et croiser les doigts pour trouver l’indice d’une présence humaine.
Vers 18 heures, nous découvrons avec soulagement ce qui ressemble à un panneau de signalisation ; il s’agit du panneau indiquant le début du Resurrection River Primitive Trail.
Il indique que le Resurrection River Trail est un chemin primitif que seuls des personnes autonomes, en recherche de solitude, de challenge et de risque peuvent emprunter. Il est dit également que les conditions sont rudes, le chemin boueux et parsemé d’arbres à terre et que les rivières qui le traversent sont dépourvues de pont. Nous rions tous les deux d’être “prévenus” seulement maintenant de la difficulté du parcours, mais nous pensons aussi que nous ne l’aurions peut-être pas fait si nous avions vu ce panneau au début …
Cette portion du trail récupère maintenant un autre chemin bien plus emprunté ; le Rainbow Lake Trail ; en avançant sur cette nouvelle piste, sa facilité nous fait doucement rire ; comparé à ce qu’on a vu jusque-là, on dirait qu’ici une tondeuse a nettoyé le chemin, qui est maintenant assez large pour y marcher à deux côte à côte, et dont le sol est entretenu par des graviers. La vitesse à laquelle nous allons maintenant me fait réaliser pour la première fois l’importance des chemins des hommes.
Un panneau nous indique un lieu pour planter la tente, et vers 19 heures, nous arrivons donc en haut d’une petite colline qui surplombe un lac, en face d’une montagne. C’est là que nous avons le bonheur de nous installer pour la nuit, toujours seuls, face à cette nature immense et silencieuse. Le campement est prêt lorsqu’il est organisé selon les règles de précaution anti-ours ; la nourriture ainsi que tous les produits odorants (le dentifrice par exemple) sont loin de la tente, et l’endroit pour cuisiner est encore ailleurs, de telle sorte que l’ours, s’il venait , attiré par les odeurs, ne pourrait pas faire le lien avec nous.
Après nous être installés en toute sécurité, au bain ! le lac nous fait de l’œil, et même s’il fait un froid glacial, nous ne résistons pas à l’idée d’y plonger nos corps sales et courbaturés … mon ami est plus téméraire que moi qui souffre, à peine un pied dans l’eau. Tant pis, je profite quand même pleinement de cet instant magique et tranquille.
La nuit passe sans mauvaise surprise, et nous remballons nos affaires au petit matin. D’après nos calculs, nous avons encore une journée entière de marche, et il nous reste à peine de quoi nous nourrir pour le déjeuner. Nous ne savions pas alors, que nous déjeunerions d’une pizza, et la meilleure d’Anchorage...
Le trail reprend donc de plus belle, et nous admirons les paysages qui se dévoilent lentement à nous ; cette fois nous sommes sortis de la forêt, nous longeons les lacs et les vallées, fascinés de ce que nous sommes si petits face à une nature si vaste et si sauvage.
Aux alentours de 14 heures, j’aperçois de loin ce qui ressemble à un panneau, et je dis en riant, jaune, “imagine que c’est un panneau qui indique la fin du trail, et la route vers la ville !” Je ne croyais pas si bien dire ! Non seulement c’est exactement ce dont il s’agit, mais il y’a également une voiture à 10 mètres, et le propriétaire nous propose sans détour de nous amener où nous voulons. C’est ainsi que nous rencontrons Justin Boot Rousseau, car son père adorait les Justin Boots, des bottes de cowboys … Justin et “the blue”, sa Dodge de 1954, qu’il a laissé dans son jus et qu’il conduit pour livrer les commandes de bois à ses clients alaskiens.
Justin est musicien dans un groupe de bluegrass, un son purement américain, entre country et blues, qui se joue d’un banjo, une guitare, un violon, un ukulélé parfois et une contrebasse. La pureté des instruments à cordes sur une voix rauque et brute.
Dans le camion, on respire l’essence à plein poumons, on regarde la route qui défile sous nos pieds par un grand trou, nos sacs sont en équilibre sur les troncs bûches et un oiseau à fait son nid près du pot d’échappement. La transition entre vie sauvage et civilisation se fait en douceur…
Nous regardons la péninsule sauvage s’éloigner derrière nous, Justin dépose sa commande de bois à un client isolé, entre une route secondaire et une forêt, et nous roulons encore quelques heures avant d’arriver en ville, à Anchorage.
Sur cette note de vie locale, rustre et banale, nous rentrons chez Will …