Tourisme et authenticité
article relu par Eva Illouz
La construction du phénomène touristique comme fait social total et l’authenticité comme élément de distinction dans le tourisme sur-mesure de luxe.
Dans cette étude qui aborde à la fois la problématique de la marchandisation et de l’authenticité dans le tourisme, nous nous efforcerons de montrer d’une part le lien manifeste entre le tourisme de masse et la consommation de masse ; comment ces deux phénomènes sont-ils régis par les mêmes mécanismes et quels en sont les manifestations ? D’autre part, nous nous baserons sur l’analyse du contenu de trois sites internet d’agence de voyage sur mesure, pour illustrer le processus de raffinement qui intervient pour distinguer la classe supérieure des autres classes, lorsque la production et la consommation d’un produit se massifie.
Le tourisme comme exigence sociale.
“Le loisir est l'activité que l'on effectue durant le temps libre dont on peut disposer” (Turcot, p.13-14)
Ce bien heureux temps libre offert par la loi du 20 juin 1936 sur les congés payés et la victoire du Front Populaire, qui permit au salarié de s’adonner aux loisirs qu’on lui proposa alors. Car si, en théorie, le temps libre s’oppose au temps de travail, auquel nous sommes contraints pour gagner notre vie, peut-on dire pour autant que c’est un temps où l’on fait ce que l’on veut ?
D’après Jean Baudrillard, sociologue de la consommation, ce temps libre serait davantage devenu un temps qu’il a fallu rendre productif : à grand renforts de communication, de marketing et de publicité, ce précieux temps libre a donc surtout été l’occasion de créer de nouveaux marchés, de nouveaux comportements, de nouvelles activités. Puisque les congés sont payés, les salariés ont de l’argent à dépenser. (Christin, p.36)
Et l’offre créa la demande : L’histoire des loisirs est avant tout celle du consumérisme capitaliste.
En France, dès les années soixante, les politiques du tourisme se mettent en place pour créer des destinations touristiques sur le territoire et ainsi servir l’attractivité du pays. Une coalition se crée entre le public et le privé dans une démarche commune d’aménagement, de promotion puis de commercialisation du territoire. Sous couvert d’enjeux éducatifs, religieux, coloniaux, le tourisme n’est plus l’apanage de l'aristocratie qui envoyait ses jeunes découvrir le monde pour parfaire leur éducation ; le Plan Neige ou encore la Mission Racine font partie des policies de cette grande construction sociale.
Il s’agit là d’une industrie productiviste qui s’inscrit dans la société capitaliste qui l’a créé, d’un système culturel entier qui produit le consommateur en même temps que le bien consommé. Et pour justifier cette consommation de loisirs, il a suffit de la lier à la seule chose avec laquelle elle était concevable : le travail. Le temps de travail et le temps de loisir sont en effet parfaitement assortis, et les mécanismes qui régissent l’un fonctionnent (paradoxalement) très bien sur l’autre ; ils jouent même de concert. “La pratique touristique, qui est l’une des formes possibles d’occupation du temps libre, apparaît de manière significative quand le “sens du travail” commence à rythmer la vie des individus en société (Cuvelier, p.18). En effet, la généralisation du tourisme étant simultanée à celle du travail salarial, on peut se demander si l’un existerait sans l’autre.
La consommation de loisirs nous renvoie l’image de l’homme travailleur. Hannah Arendt écrit dans "Condition de l’homme moderne" : “Nous vivons dans une société de travailleurs parce que le travail seul, par son inhérente fertilité, a des chances de faire naître l’abondance”. Cette abondance c’est précisément les loisirs, des loisirs qui s’inscrivent donc dans une logique d'interdépendance avec le travail en ce sens que l’un le finance et l’autre le justifie, le motive.
Nous retrouvons cette même assimilation chez Baudrillard dans son chapitre “le loisir aliéné” (Baudrillard, 1970) qui nous dit que “dans notre système de production et de forces productives, on ne peut que gagner son temps : cette fatalité pèse sur le loisir comme sur le travail {...} Le temps libre des vacances reste la propriété privée du vacancier, un objet, un bien gagné par lui à la sueur de l’année, possédé par lui, dont il jouit comme de ses autres objets”
Du droit aux vacances, nous avons donc finement glissé vers un devoir de vacances. Le temps libre et donc le loisir est désormais “contraint dans la mesure où (...) il reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la quotidienneté asservie.” (Baudrillard, p.245-246). Dans cette perspective d’interdépendance, les vacances sont devenues le corrélat du travail, son pendant nécessaire.
Outre le fait que sont donc irrémédiablement liés le travail et le loisir, nous proposons même une nouvelle hypothèse : s’il ne s’agit que d’une impression que nous ne pouvons justifier par un travail d’observation fiable, il semblerait tout de même qu’il y ait dans notre société moderne une certaine propension à valoriser deux comportements dyadiques : l’un relatif au travail, aux efforts et au temps investis dans celui-ci, et à la fatigue (voire au surmenage) qu’il induit. “Notre société a tendance à valoriser ceux qui dorment peu et à stigmatiser comme paresseux ceux qui dorment beaucoup. On a tendance à prendre ça comme modèle” (Heinzer). En somme, c’est le guerrier travailleur, méritant et courageux qui est érigé en modèle.
L’autre comportement, c’est son pendant ; le repos du guerrier, les vacances qu’il aura bien méritées et qui doivent être à la mesure des efforts fournis au travail. Si le guerrier travailleur a été surmené des mois durant, il aura le droit (et à priori la possibilité de se payer) des vacances reposantes, all inclusive. Au moment où j’écris ces lignes, je reçois d’un loueur automobile un mail qui me propose de “{m}’octroyer une pause ensoleillée aux îles baléares”. C’est l’idée : les vacances sont une pause dans une réalité parfois décevante, elles sont une récompense.
Partir en vacances nous conforte donc dans un « joyeux » schéma : travailler pour voyager, voyager pour se remettre au travail, détendu, reposé. La relation au tourisme s’exprime ainsi souvent comme un réflexe compensatoire qui rend légitime (et supportable) le reste de l’année.
La démocratisation du tourisme.
“Après la seconde guerre mondiale, le tourisme cessa de relever de l’industrie du luxe pour devenir une marchandise comme les autres : standardisée, produite rationnellement et accessible aux masses” (Alaluf, 2019).
Si pour beaucoup il se cache encore derrière de séduisants attraits que sont le symbole de la rencontre des peuples (pour une meilleure compréhension du monde), l’ouverture sur la diversité, le dialogue des cultures, ou, plus hédoniste, la pleine jouissance du farniente au soleil, des festivités, de l’exotisme et de la bonne chère, le tourisme représente avant tout 10 % du PIB mondial en 2017, selon les estimations de l’OMT. Les flux touristiques constituent aujourd’hui les déplacements humains les plus massifs (Dewailly et Flament, p.287).
Néanmoins, ceux qui voyagent sont les classes moyennes et les classes supérieures, ce sont sont ceux qui ont un excédent budgétaire à dépenser. C’est une évidence qu’il convient de rappeler, bien souvent occultée par le terme de tourisme de masse.
Selon l’Encyclopédie Universalis ; le tourisme est “l’expression d’une mobilité humaine et sociale fondée sur un excédent budgétaire susceptible d’être consacré au temps libre passé à l’extérieur de la résidence principale {...}” Ainsi, pour tous ceux qui possèdent un excédent budgétaire, le tourisme s’impose comme une norme et il tend à voir sa pratique augmenter de manière fulgurante : selon l’OMT 1,6 milliard d’arrivées de touristes internationaux en 2020 contre 846 millions en 2006. Le phénomène touristique ressemble à un “fait social total” pour reprendre Mauss ; les enjeux ne sont pas seulement d’ordre économique, ils sont aussi écologiques, esthétiques, comportementaux, institutionnels, identitaires, patrimoniaux… On peut affirmer avec Leite et Graburn qu’il s’agit donc phénomène qu’on peut désormais considérer d’un “point de vue holiste, c’est-à-dire comme un élément inextricablement lié à la vie sociale, culturelle et économique” (Leite et Graburn, 2010)
En ce sens, le secteur du tourisme ne prétend plus être une activité marginale, réservée à une élite ; il est un secteur majeur de la consommation (si ce n’est le plus grand) et les destinations touristiques sont donc essentiellement des objets de consommation, choisis selon des critères prédéfinis.
“Le monde à votre service” titre sur son site l’agence de voyage “Voyageurs du monde” : signe que les voyageurs sont donc bien devenus des consommateurs du monde.
Dans le secteur touristique, on parle en effet de produit pour désigner le séjour qui sera vendu, créé par le responsable de la production, pour des segments de marché (que sont les clients). Le tourisme est un consommable comme un autre qui se doit d’être conforme, comme les autres. Dès lors que le contrat est passé, la prestation doit être fournie, impeccable ; les aléas et les contraintes de temps sont des éléments inenvisageables. Le touriste évolue dans un circuit fermé, ficelé dans ses contrats commerciaux, les programmes de voyage et les balises partout pour lui dressées. Le monde visité, c’est-à-dire le monde entier, s’en trouve modélisé et aménagé : infrastructures et prestations en tout genre associent l’offre et la demande.
Solidement inscrit dans un régime de standardisation, l’offre touristique parvient tout de même à vendre de l’authenticité. Walter Benjamin, pour qui “tout ce qui relève de l’authenticité échappe à la reproduction” nous fait nous poser la question de savoir comment.
Nous proposons que ce secteur serait parvenu à maintenir son aura auprès des ses clients en co-produisant avec eux la mise en récit des destinations. Ainsi, l’exotisme et les images qui lui sont associés sont parvenus à rétablir un sentiment auratique. Nous reprendrons ici Cohen (1988) qui affirme que l’authenticité réside surtout dans la tête des touristes. L’exotisme n’est pas un fait, ce n’est pas un objet ni le propre d’un lieu, c’est un point de vue, un discours, un ensemble de valeurs et de représentations construits. (Staszak, 2008)
L’imagerie des destinations touristiques circule via des brochures, des cartes postales, des photos de voyage, des sites internet, des films, des romans et d’autres médias, créant des “mythes” (Selwyn, 1996) ou des “récits” (Bruner, 2005, pp. 19-27) sur des lieux qui forgent, longtemps avant leur arrivée, les attentes des touristes concernant ce qu’ils vont y trouver.
Ensuite, que ces attentes soient comblées ou non, les mythes et récits seront généreusement photographiés, mis en “story » sur Instagram, affublés de quelques filtres, de manière à s’inscrire dans cette norme de consommation expérientielle et authentique et d’en montrer les signes ostentatoires. Nous nous retrouvons donc dans une nouvelle forme de consommation ostentatoire, une forme moderne de celle définit par Thorstein Veblen : “{celle} d’un bien ou d’un service dans le seul but de signifier aux autres une position sociale supérieure ou un niveau de vie élevé”.
La distinction comme pratique touristique.
Nous avons pour démontrer cette pratique étudié trois sites d’agences de voyage dites “sur mesure” et “de luxe”, dont l’une en particulier, Ponant, nous semble une illustration parfaite de ce processus de raffinement qui a lieu dans la culture de consommation, ici dans celle du tourisme.
“Si le tourisme fut et reste une pratique culturelle de distinction, l’histoire du tourisme est l’histoire conjointe de sa (relative) démocratisation et de sa péjoration. Dans ce contexte, et du point de vue des pratiques touristiques, le tourisme culturel apparaît presque comme un paradoxe, puisque la « véritable » expérience culturelle serait réservée au voyage et au voyageur, figures positives et idéales constamment opposées au tourisme et au touriste” (Cousin, 2008). Si Saskia Cousin étudie ici le tourisme culturel comme pratique touristique de distinction, nous pouvons facilement établir un lien de comparaison avec le tourisme de luxe, qui, nous allons le voir, est conçu exclusivement pour la classe supérieure : d’une part car il n’est accessible qu’à ceux qui disposent d’un capital économique important, mais également à ceux qui disposent en plus d’un certain capital culturel. Son offre se situe en dehors de la production de masse standardisée (que tout le monde peut avoir), car elle nécessite donc un choix éduqué, certains savoirs, l’acquis de codes qui ont demandé un certain investissement. D’autre part, car elle est considérée comme la “meilleure” pratique touristique, unique et authentique.
Ainsi, tout comme on raffine l’alimentaire avec les foodies, on raffine la pratique touristique en créant des sous-catégories, des étiquettes qui permettent de redonner au tourisme son caractère distingué : du sur-mesure, un peu secret, un peu rare, et très authentique.
L’agence Monde authentique propose “depuis 2003, {...} des voyages sur-mesure hors des sentiers battus, bien loin du tourisme de masse, privilégiant toujours les lieux confidentiels.”
Les liens rompus entre la sphère de production et la sphère de consommation dans la production de masse, standardisée, sont, nous allons le voir, renoués par un double jeu : l’expertise de l’agent de voyage et la conception sur-mesure du voyage.
Nous notons en effet l’insistance sur le caractère spécifique des agents de voyage, qui sont des “experts”, des “spécialistes” : “Les 200 conseillers Voyageurs du Monde connaissent leurs destinations dans les moindres détails.”
Ils sont même des créateurs, ils conçoivent, élaborent, fabriquent le voyage, ils connaissent parfaitement la destination : En parfaits orfèvres du voyage, les créateurs de voyages de Monde Authentique, eux-mêmes grands voyageurs et maîtrisant à la perfection les destinations qu’ils proposent, créent bien plus que des voyages : des expériences authentiques aussi intenses qu’uniques.
Nous retrouvons un peu de l’aspect auratique de Walter Benjamin dans ce voyage sur-mesure : le voyage ici ne ressemble pas à un produit, mais à une oeuvre d’art, unique et donc authentique : À partir d’une feuille blanche, Monde Authentique élabore pas à pas le voyage qui correspond aux envies et aspirations de ses clients. Un voyage qui leur ressemble, répondant à la moindre de leurs exigences, se rapprochant au plus près de leur imaginaire.
Conçu selon les envies du client, le voyage promet de correspondre à l’imaginaire qu’il s’en fait. Or nous l’avons vu, l’authenticité d’un voyage réside d’abord dans la tête du touriste qui a une certaine idée de ce qu’il va voir. Une idée façonnée par un “habitus” unique et particulier ; nous sommes donc loin de la pratique standard, de masse, car le produit “matche” les goûts du client : “Votre conseiller cernera vos envies et votre "profil voyageur" afin de construire un voyage ultra-personnalisé qui vous correspond.”
Le touriste est impliqué de manière totale dans la conception du voyage : ce sont ses goûts, ses sens, ses envies, sa sensibilité qui sont valorisés dans l’approche de la conception du voyage. Le produit est donc d’autant plus authentique qu’il correspond à toute l’économie sensorielle et psychique du consommateur.
Cette authenticité (et donc le lien production/consommation) est renforcée par la proximité de l’agent de voyage avec la destination qu’il vend, l’impression qu’il est sur place et avec nous à la fois ; “Nos voyages sont élaborés à partir de suggestions originales et adaptables, basées sur des prestations de grande qualité, testées par les conseillers, actualisées régulièrement, négociées à des tarifs préférentiels, et toujours sans intermédiaire” une proximité directe qui permet de rendre le produit touristique traçable, identifiable, qui le rattache à sa source et le reconnecte à son histoire.
Cette double spécificité, celle de l’agent de voyage et celle du touriste (dont le voyage prendra les caractéristiques) justifie son coût élevé, mais c’est aussi ce qui confère au produit touristique sa capacité à servir d’emblème visible du capital culturel et économique de la classe dominante. Elle sert des enjeux économiques donc, mais aussi des rapports de domination : cette spécificité distingue la pratique touristique de la classe supérieure, inspirationnelle, de celle de la classe moyenne : “loin du tourisme de masse” “bonnes adresses” “plus que des voyages”. (Monde Authentique)
Comme nous allons le voir, ce raffinement est même accentué par certaines marques de voyagistes de luxe qui usent d’un ensemble de significations bien particulières excluant une partie des consommateurs.
La compagnie de croisière Ponant, un exemple de raffinement extrême.
D’après le Larousse, le terme “raffiner” signifie “Orienter son comportement vers ce qui est plus délicat, plus subtil, plus rare”.
Le ton est donné avec Ponant qui nous présente sur son site sa conception du voyage :
“Durant votre séjour à bord, vous profiterez d’une atmosphère raffinée.”
“Raffinement, curiosité, authenticité… Notre philosophie unique de voyage réinterprète la croisière”
“Équipage français, expertise, service attentionné, gastronomie : au cœur d’un environnement 5 étoiles, nous vous emmenons à la découverte de destinations d’exception et nous vous offrons une expérience de voyage à la fois authentique et raffinée”
Ponant joue la carte du raffinement à la française dans tous ses aspects : les décors, les services, les activités etc. Ce faisant, le croisiériste choisit sa clientèle : il s’adresse surtout à la classe qui connaît ces codes, ce mode de vie, et désire voyager comme il vit.
Les photos qui illustrent le site internet de la compagnie sont elles aussi sans équivoque : il s’agit pour l’essentiel de femmes minces, blondes, habillées de blanc, d’hommes en chemise avec une barbe de trois jours, ces hommes et ces femmes portent des chapeaux (de type panama ou capeline) des lunettes de soleil, des foulards autour du cou, les mains sont dans les poches, le style vestimentaire globalement “chic et décontracté” : ces modèles reflètent un style à priori correspondant à l’image de la classe supérieure.
Le choix des termes utilisés pour décrire la compagnie et le service est également fort : “prestigieux”, “jamais égalé”, “uniques”, “experts”, “exceptionnel”, “excellence”, plus “hauts standards de la gastronomie”, “produits de premier choix” etc.
Les espaces, quant à eux, sont “haut de gamme” ils ont été pensés “avec minutie et décoré avec goût.”
La compagnie Ponant se place bien en dehors (et au dessus) de la production standardisée et accessible.
Si nous examinons de plus près les arguments de vente principaux de la compagnie, sur sa page internet intitulée “Pourquoi Ponant?”, nous noterons un champ lexical très particulier :
“De ports isolés en mers secrètes, de plages oubliées en terres reculées, nos experts établissent des itinéraires loin des grandes routes touristiques pour vous permettre de profiter de croisières uniques et d’atteindre des rivages peu foulés. C’est grâce à nos navires de petite capacité que nous pouvons accoster à des ports confidentiels et vous proposer des escales dans des lieux préservés. À bord, le nombre restreint de passagers permet à chacun de vivre des instants privilégiés et de se sentir comme sur un yacht privé”
Nous retrouvons la distinction forte d’avec le tourisme de masse. Distinction renforcée par l’aspect secret des voyages ici proposés. Les clients de Ponant seraient des personnes qui, grâce à leur capital économique bénéficient d’un accès à des destinations qui semblent appartenir à un autre monde. Ils ne se situent pas seulement en marge de la classe moyenne, ils ont les moyens d'accéder à une autre planète. L’exotisme ici passe un cran au dessus ; il est raffiné à l’extrême.
Du fait de la capacité du bateau, ces clients ne peuvent pas être très nombreux : seule une petite partie de la clientèle potentielle peut participer à ces croisières, et la sélection semble se faire dans l’offre en premier lieu, car Ponant se distingue d’autres pratiques touristiques par une ultra spécificité de son offre : sa spécialisation scientifique et culturelle. Pour participer à ces croisières, les clients doivent donc posséder aussi un certain capital culturel :
“Nos croisières Culture et Détente 5* vous offrent une nouvelle façon de voyager, en conjuguant enrichissement culturel et instants de décontraction dans une atmosphère luxueuse et des sites que seuls les initiés connaissent.”
“Vivez ainsi des moments uniques à bord ou à terre, avec de vrais moments d’enrichissement culturel”
“Artistes, écrivains, journalistes, scientifiques… Institutions culturelles ou médias, nous nous sommes associés avec des partenaires prestigieux, des moments d'échanges privilégiés avec des membres de la rédaction ou des conférenciers de renom.
Les prestations proposées par la compagnie Ponant sont donc très spécifiques, dans des domaines pointus, encadrées par des spécialistes.
“{...} Nous nous engageons soutenir les initiatives innovantes, menées par des chercheurs, ONG, start-up ou entreprises pour la préservation des océans, l’acquisition de connaissances scientifiques sur les milieux polaires et les interactions avec les populations autochtones”, “équipe d’experts”, “{...} nous devons aller plus loin dans la recherche et le développement de technologies toujours plus propres”.
Cet usage de signes scientifiques, l’allusion à un savoir-faire particulier, à l’élégance à la française, exclut une partie de la clientèle touristique potentielle qui ne possède pas l’éducation nécessaire à l’intelligibilité de ces codes, et, nous en faisons l’hypothèse, ne souhaitent donc pas consacrer son argent et son temps libre, de loisir, à ce genre de prestations.
La multiplication de ces sous-catégories permet également de “matcher” le goût de touristes qui, possédant une certaine connaissance des problématiques sociétales et environnementales actuelles, exigeraient des prestations touristiques qu’ils choisissent qu’elles remplissent certains critères correspondant à leur convictions, comme le développement durable, le commerce éthique, les transports non polluants etc. D’ailleurs, il se peut que ce choix ne corresponde pas à leurs convictions réelles, mais qu’il soit la volonté de l’afficher comme un emblème visible de son capital culturel objectivé (Bourdieu, 1979) : c’est à dire qu’il s’agirait plutôt d’un choix qui a de la valeur dans un contexte social.
Nous le voyons ici avec cette compagnie de croisiériste mais aussi avec les deux agences de voyage dite “sur mesure”, l’authenticité dans le tourisme se situe essentiellement dans le raffinement de son offre d’une part, par l’accumulation de sous-catégories, et par distinction d’avec le tourisme standardisé, dit “de masse”. Si la pratique touristique du sur-mesure semble vouloir échapper à la problématique de la massification des touristes, elle pose pourtant un paradoxe : quels sont ces lieux secrets, confidentiels qu’elle propose, qui ne sont accessibles qu’à un certain prix, pour une petite partie de la population ? Quel genre d’endroit peut-il être à la fois aussi digne d'intérêt et “hors des sentiers battus”, “loins des grandes routes touristiques” ? S’il s’agit bien d’une manoeuvre marketing qui tente de redorer le blason d’une industrie péjorée depuis quelques années, nous nous posons la question de savoir ce que ce raffinement poussé à l’extrême, presque illusoire, dit de nos modes de vies. Le productivisme hyper capitaliste nous pousse à nous agglutiner dans des refuges marchands disséminés partout sur la planète, motivés par une injonction au bonheur et à l’authenticité, légitimés par l’effort de travail ; est-ce le signe d’une forme d’aliénation marxiste, une aliénation au tourisme ?


Bibliographie
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Sites internet :
Monde Authentique : http://www.monde-authentique.com/notre-concept/
Ponant : https://www.ponant.com/
Voyageurs du Monde : https://www.voyageursdumonde.fr/voyage-sur-mesure