La Russie orientale
L'avantage et l'inconvénient de voyager en Russie sans parler Russe : vous serez accueilli partout mais vous ne saurez pas toujours où ! C’est comme ça que je me retrouve donc, au milieu de la Sibérie, à Tayshet, à dormir dans un centre de “remise en forme pour jeunes récalcitrants”, ou asile... endroit charmant au demeurant.
J’ai même le plaisir d’y découvrir une piscine un peu vieillotte, aux murs peints à la gloire passée du Soviétisme. Après toutes ces heures cloîtrée dans des trains, je ne boude pas mon plaisir d’y nager une bonne heure !
Dans la foulée je chausse ma paire de running et je pars découvrir la ville en courant. Dans une ville aussi peu développée et isolée, on s'étonne un peu de voir une jeune femme courir...pour son simple plaisir. Mais j’ai de nouveau une cinquantaine d’heures de train qui m’attendent à partir de ce soir, je suis plus motivée que jamais.
À la nuit tombée, j’attends sur le quai le train 78 de la ligne Baikal Amour Magistral (BAM), du nom du célèbre lac, aussi long qu’un Paris-Marseille, et du fleuve Amour qui se jette dans la mer d’Okhotsk vers le Pacifique, et traverse la Chine et la Russie.
Je passe un peu plus de deux jours formidables avec Katia, babouchka russe qui me nourrit littéralement sur tout le voyage, elle me donnera même un poulet ! Puis je regarde les fleuves dans le lit sauvage de la Taïga, l’immensité de ce territoire vierge me donne le vertige, et nourrit mes rêves d’exploration.
Une fois à Tynda j’ai un autre train pour Neryungri, que je ne peux toujours pas rejoindre à pied, car seul le chemin de fer connecte ces villes entre elles. Je grimpe dedans, je prépare ma couchette, je dîne et… la prodvonitsa demande à récupérer mes draps. Nous arrivons dans une heure ! Erreur de débutant ; je savais que les horaires indiqués sur les billets de train sont ceux de Moscou, auxquels il faut ajouter les fuseaux horaires locaux, mais je me suis visiblement trompée de ligne et j’arrive en fin de soirée dans une ville où je n’ai rien prévu pour dormir. Sur le quai, mes acolytes du train, Vladimir et Anton, me prennent sous leurs ailes et cherchent à toute allure quelqu’un qui partirait à Yakutsk dès ce soir.
Un chauffeur de taxi s’impose à nous, mais il ne me dit rien qui vaille. Il me propose de partir demain matin et de dormir chez lui en attendant. Vlad me prévient, via mon appli de traduction ; “dangereux, dors dans le dortoir de la gare”. Finalement un jeune couple m’attrape le bras et me propose pour 3000 roubles (42€) de partir avec eux dans autre taxi dès ce soir, sous les yeux dépités du premier chauffeur, qui manque de leur sauter à la gorge pour "vol de client".
Nous partons à minuit pour 16 heures de route éprouvante vers la Yakoutie, région inhospitalière qu’une seule piste connecte au reste de la Russie. Les gens sensés et normaux prennent l’avion …
Notre taxi est du genre à accélérer entre chaque trou, avant de piler. Une fois même, il m’a semblé que nous volions ! Vasil, qui est assis à côté de moi, me dit en rigolant “Taxi, Émilien !!” je ne sais pas d’où il sort cette référence cinématographique improbable pour un jeune sibérien mais j'éclate de rire.
Nous nous arrêterons quelques fois pour manger des beignets à la viande sur le bord de la route, avant d’arriver à Yakutsk en milieu d'après-midi, soulagés et livides.
Je passe deux jours dans cette ville lunaire, où les ruelles sont des chemins boueux qui suivent les tuyaux de gaz extérieurs, et les routes bordées de grands immeubles coiffés de câbles électriques qui dansent au-dessus de nos têtes. Construite sur le pergélisol (dont la couche supérieure fond au printemps et reglace en hiver) la ville est contrainte de surmonter la base de ses immeubles sur des piliers ; on peut donc littéralement marcher sous les tours de béton, qui ont l’air de léviter. Yakutsk est paraît-il la ville la plus froide du monde, avec des températures moyennes de -40 l’hiver. Ce qui n’a pas l’air d’affecter la chaleur de ses habitants, dont un petit groupe me propose une de leur brochettes de barbecue alors que je passe au hasard d’une ruelle.
De Yakutsk, mon but est de rejoindre Magadan par la route de Kolyma dite “route des os”, (nommée ainsi car elle a incorporé les os des prisonniers de goulags qui l’ont construite et y sont morts, ambiance !..) Magadan est la capitale de ce qui était autrefois la région des goulags. Lorsque je dis que j’essaye de gagner cette ville, les gens ont l’air affolés et me regardent, incrédules, avant d’essayer de me décourager. Le nom même de Magadan sonne comme un glas funèbre.
Chanson de Dina Vierny qui raconte la dernière rencontre avant de monter dans le train qui va la mener vers les camps.
Traduction du dernier vers ;"Ici les forêts ploient sous le vent, tout autour seulement les neiges, derrière 7000 km, devant, 7 ans de brume à tirer..."
Comme je préfère essayer et échouer plutôt que de me laisser dire que quelque chose est impossible, je pars le lendemain à pied le long du fleuve de la Léna, vers le Nord. Je marche une dizaine de kilomètres avec ma moustiquaire et mon manteau car la rive est infestée de moustiques. Je me repose sur une aire de camion pour avaler un bout, et j’en profite pour demander si quelqu’un ne pourrait pas m’avancer vers Ust-Nera, puis Magadan. Il y’a 1700 km à faire, on dit que je ne me rends pas compte, que c’est une route extrêmement difficile que personne ne prend, que je vais me retrouver dans un cul de sac qui ne m'emmènera nulle part, et surtout pas en Alaska car aucun bateau n’y va. Un chauffeur routier me dit en mimant un homme qui se pend : “Magadan, for 2 million, I don’t go !”
Je comprends que j’aurai eu plus de chance en hiver, car les routes auraient été aplanies par la neige, et les rivières gelées, donc franchissables.
Il faut donc soit prendre l’avion, soit redescendre vers le Sud-Est sur la côte extrême orientale de la Russie. Je ressors ma carte de Sibérie, et j’élabore un nouvel itinéraire, puisque je ne peux pas aller plus au Nord. Je décide de tenter une traversée de la mer de Béring des ports de Vanino ou de Vladivostok. Si j’échoue encore, je filerai en direction du Japon où les ports doivent grouiller de cargos que je prendrai “en stop”. Bien sûr, à ce stade, l’option avion est toujours inenvisageable.
Un peu dépitée mais en même temps curieuse de ce nouvel itinéraire, je demande si un camion peut m’avancer vers le Sud.
Vitali doit marier sa fille près de Vladivostok dans deux semaines, il m’embarque sur 2375 km pour un voyage de quatre jours, dans la vie de ceux qui sillonnent les routes dans leur engin de 30 tonnes. Vitali, qui n'arrête pas de rire, me bichonnera comme une princesse, il me dit qu’ici, c’est l'hôtel ! Il me paye chaque repas, mes douches, me fournit des draps propres et une serviette, et s'arrête sur la route pour me cueillir des baies.
Les camionneurs se parlent dans une radio, où l’un prévient l’autre qu’il va le doubler, ils se saluent tous, et se retrouvent dans leurs “кафе” (cafés) de bord de route. Le soir, on prend une douche et on lave nos affaires salies par la poussière des routes, mais on pourrait aussi se faire un sauna, ou se baigner dans une piscine intérieure si on le voulait ! Surprenante vie de chauffeurs routiers …
Vitali me raconte qu’il n’a pas toujours été chauffeur, il a fait des études et a été directeur général d’entreprises. Mais il n’était pas maître de son temps, alors il a tout plaqué pour être, je cite “une personne libre” et faire ce qu’il veut, quand il le veut. C’est une façon de voir la liberté que je n’imaginais pas, mais quand je le regarde, faisant face à des milliers de kilomètres de routes sibériennes dans sa maison roulante, je le trouve vraiment libre.
Décidément, j’adore cette aventure où je vis des vies, où mon itinéraire se fait au gré des rencontres, du hasard, et des transports locaux parfois imprévisibles. Le temps est long et la route épuisante, mais je savoure d’avancer toujours un peu plus vers mon objectif : l’Est. le continent américain n’est plus qu’à 4000 km, et je viens d’en parcourir 6375 en une semaine.